Tunisie : Révolution du droit et « Révolution par le droit »

La révolution est en général une rupture plus ou moins radicale avec les ordres politiques, juridiques, économiques et sociaux en place en vue d’en instaurer de nouveaux. En ce qui concerne le droit, la révolution abroge le droit antérieur ou du moins les principales normes de cet ordre (notamment la constitution) pour jeter les bases d’un nouveau système juridique qui évidemment reflète un nouveau contrat politique et social.

Avant d’avancer dans l’examen de l’expérience tunisienne, un bref rappel historique s’impose concernant l’histoire constitutionnelle du pays.

Il faut dire que la Tunisie se caractérise par une histoire constitutionnelle assez ancienne et riche par rapport à ses voisins de la région[1]. Déjà les Carthaginois, avant même le début de notre ère, avaient une constitution qui a été décrite par Aristote[2] comme étant une constitution très équilibrée et dénotant une grande sagesse. Les Amazighes, les Carthaginois, les Romains, les Byzantins et les différentes dynasties arabo-musulmanes ont tous contribué à créer un Etat tunisien et par conséquent des institutions et une administration assez organisée ce qui favorise l’apparition de traditions constitutionnelles.

En 1857, il y a eu le Pacte fondamental qui consistait en un ensemble de droits reconnus et octroyés par le Roi de Tunis (Bey) à ses « sujets » quelle que soit leur religion ou confession. En 1861, ce fut la première constitution écrite du monde arabe, même si elle a été suspendue trois ans après, à cause d’une révolte populaire.

Durant la colonisation française, le mouvement national s’est construit notamment autour de l’idée d’une constitution pour la Tunisie au point que le parti qui a mené la lutte pour l’indépendance s’appelait « Parti destourien libre » (littéralement : parti constitutionnel libre). Une constitution ainsi qu’un Parlement pour la Tunisie étaient au cœur des revendications du mouvement national : encore un indice de l’enracinement de l’idée de constitution et d’institutions en Tunisie.

Puis vint l’indépendance en 1956 ! L’élaboration de la première constitution de la Tunisie indépendante s’est étendue sur 3 ans. C’est une assemblée nationale constituante élue qui l’avait élaborée. La constitution du 1er juin 1959 était dans l’air du temps[3] : elle énonçait que le peuple était la source de tous les pouvoirs, consacrait la séparation du pouvoir législatif et exécutif et reconnaissait certains droits et libertés. Mais elle était lacunaire sur plusieurs aspects (une place prépondérante au Président de la République notamment après les différentes révisions qu’elle avait subies, la soumission des libertés constitutionnelles au bon vouloir du pouvoir législatif et une faiblesse des garanties de l’indépendance du pouvoir judiciaire). Ces lacunes se sont aggravées et approfondies au fur et à mesure des différentes révisions qu’avait subies la constitution de 1959 sous les règnes de Bourguiba mais surtout de Ben Ali (à partir de 1987)[4]. Ce dernier transforma le régime en un régime policier et mafieux et concentra de manière extrême les pouvoirs entre les mains du Président. Les révisions constitutionnelles venaient offrir un habillement juridique à des choix et des pratiques on ne peut plus autoritaires. Le peuple était complètement aliéné par rapport à la constitution. Le droit en général était perçu non comme l’émanation de la volonté générale mais comme l’expression de la volonté d’un régime corrompu et autoritaire et comme un instrument de répression.

C’est dans ce contexte que la révolution de décembre 2010-janvier 2011 a éclaté. Une fois le régime tombé, il était hors de question de garder l’ancienne constitution qui était devenue un des symboles de la dictature et de sa propagande. Si le système politique devait être révolutionné, il fallait commencer par l’ordre juridique qui lui servait de fondement. L’élaboration d’une nouvelle constitution s’est imposée donc tout naturellement. C’est en ce sens que nous allons parler de « Révolution du droit » (I). Cependant, ce changement radical (une nouvelle constitution et pas une simple révision aussi importante soit-elle) n’est pas sans produire des effets à son tour sur la réalité politique et sociale. Le droit est le reflet d’un équilibre politique et social à un moment donné, mais il peut à son tour devenir un moteur du changement, influer sur cet équilibre, le faire évoluer et participer au déclenchement d’une dynamique de changement au sein de la société : c’est la révolution par le droit (II).

I.  Révolution du droit

La révolution du droit se manifeste aussi bien au niveau du processus qui a mené à l’élaboration et l’adoption de la nouvelle constitution (1) qu’au niveau du contenu de cette dernière donc le produit de ce processus (2).

1. Le processus constituant

Pourquoi est-il si important de parler du processus constituant ? Dans le contexte de transition démocratique qu’est celui de la Tunisie depuis 2011, ce n’est pas seulement le contenu de la constitution qui est important mais aussi la manière avec laquelle cette constitution a été élaborée. En effet, le processus constituant tunisien s’est démarqué par une approche inclusive et ouverte[5] qui a contribué à placer la constitution au cœur du débat politique pendant la période de transition, ce qui n’était pas le cas  ni en 1956 ni durant les 50 années qui avaient suivi.

Parlons d’abord du caractère inclusif :

Contrairement à la constitution de 1959, celle de 2014 n’a pas été élaborée par l’assemblée constituante de manière isolée par rapport à la société. Les constituants ont cherché à faire participer de manière indirecte mais réelle les composantes de la société civile et les experts nationaux afin que la constitution soit représentative autant que faire se peut des différentes sensibilités politiques qui traversent la société.

Ceci s’est fait de plusieurs manières: On a d’abord organisé des journées portes ouvertes où les représentants de la société civile venaient à l’assemblée rencontrer ses membres, discuter avec eux et soumettre des propositions. Des projets de constitutions et d’articles ont aussi été reçus par l’assemblée et qui vont éclairer cette dernière sur certains aspects et dont elle s’est librement inspirée. Ces propositions avaient pour origine des associations, des syndicats, des experts, des partis politiques représentés et non représentés à l’ANC ainsi que de simple citoyens.

Ensuite, les représentants de la société civile et les experts constitutionnalistes ont été auditionnés concernant tous les chapitres de la constitution afin que ces derniers reflètent des avis, des conceptions et des revendications qui ne sont pas représentés dans l’assemblée mais qui contribueraient à réaliser le consensus autour du texte constitutionnel.

Enfin, l’assemblée a organisé ce qu’elle a appelé le « Dialogue national autour de la constitution ». Il s’est agi de plusieurs déplacements effectués par les membres de l’ANC dans toutes les régions du pays[6]  où ils ont rencontré directement les citoyens, discuté avec eux aussi bien des grands choix de la constitution que de ses menus détails et ont reçu des milliers de propositions, de remarques et de questions sur les différents articles de la constitution[7]. Dans ce dernier cas, ce sont les constituants qui sont allés chercher les citoyens et non pas l’inverse.

Quelques mots à présent sur l’ouverture et la transparence du processus :

L’assemblée a essayé de rendre le processus transparent en informant le public de l’évolution du processus et des principaux débats qui avaient lieu. Evidemment, la transparence a connu des limites notamment au niveau de l’accès de la société civile aux réunions des commissions et même des séances plénières mais aussi dans l’accès des médias aux informations concernant le processus. Mais de l’aveu de plusieurs observateurs nationaux et internationaux, il y a eu un effort de la part des constituants de rompre avec le vieux réflexe de la rétention de l’information et de la suspicion à l’égard des médias[8].

Maintenant, en quoi ces deux caractères du processus constituant (inclusion et ouverture) ont constitué une révolution du droit ?

La révolution par rapport au système antérieur consiste en ce fait que pour la première fois, la constitution est élaborée de manière participative en restant à l’écoute des gens et non pas derrière les murs épais de l’enceinte parlementaire. En effet, une assemblée même si elle est élue démocratiquement, n’est jamais entièrement représentative : il faut donc s’ouvrir aux citoyens et aux composantes de la société civile afin de combler le manque de représentation.

Par ailleurs, l’inclusion des citoyens que ce soit individuellement ou à travers des associations et organisations de la société civile a permis de sensibiliser les gens à la question constitutionnelle et à rendre la constitution l’affaire de tous et de chacun. Cette sensibilisation à la chose publique, aux décisions les plus importantes ainsi que cette écriture collective du texte fondateur de la République ne peuvent que permettre une vraie appropriation de la constitution par les citoyens : c’est désormais leur constitution et pas celle du régime, d’un parti ou d’un chef d’Etat. Les constitutions élaborées de manière participative et inclusive sont mieux appropriées et par conséquent mieux appliquées et plus farouchement défendues par la société civile et les citoyens. Le processus constituant tunisien par son caractère inclusif et ouvert peut être assimilé à la plus belle leçon de droit constitutionnel dont une société peut rêver[9]. En cela, le processus a permis la révolution du droit qui était avant totalement en rupture avec les citoyens.

Voyons maintenant si le « produit » de ce processus, autrement dit le contenu de la constitution a lui aussi révolutionné le droit.

2. Les fondements du nouveau système juridique

La chose qui interpelle le plus dans la nouvelle constitution c’est que son article 2 affirme que la Tunisie est un Etat civil et qu’il n’est pas permis de réviser cet article.  On veut dire par Etat civil l’Etat laïc qui sépare Etat et religion et où le doit est positif et n’est pas d’origine divine. On a évité le mot laïc parce que le mot effraie en Tunisie et est souvent compris comme équivalent à l’hostilité à la religion[10]. Cette affirmation (caractère civil)  est le fruit d’un long et âpre débat sur la nature de l’Etat tunisien qui a trop duré durant le processus constituant. Les islamistes s’emparant de ce processus comme une occasion pour installer un Etat théocratique[11]. Si l’affirmation au niveau de l’article 2 est claire, on verra que d’autres articles permettent un doute sur cette question (article 6 sur lequel on reviendra).

Une autre nouveauté de la nouvelle constitution même si on la passe souvent sous silence c’est la consécration du chapitre 2 aux droits et libertés[12]. C’est très important dans la mesure où il n’y a pas en Tunisie de charte des droits et libertés équivalent aux chartes canadienne, québécoise[13] ou encore sud-africaine ou kenyane. Le chapitre 2 même s’il ne se présente pas comme une déclaration de droits constitue un catalogue des droits et libertés reconnus aux individus relevant de la juridiction tunisienne.

Ensuite, ce chapitre 2 consacre plusieurs droits et libertés dont on mentionnera les plus importants et les plus novateurs :

Le droit à la vie, l’interdiction de la torture morale et physique, le droit à l’information et d’accès à l’information, les libertés académiques, le droit à la santé, le droit à la culture, le droit à l’eau, les droits de l’enfant, les droits des  personnes handicapées…..

Aussi importants que les droits reconnus eux-mêmes sont les principes qui sous-tendent ces droits :

Ainsi est affirmée l’égalité de la femme et de l’homme devant la loi et  en droits (avant c’était devant la loi seulement).

Les limites aux droits constitutionnels doivent obéir à des conditions strictes énumérées dans l’article 49 : les limitations doivent prendre la forme d’une loi, ne doivent être décidées qu’en cas de nécessité exigée par un Etat civil et démocratique, dans l’objectif de protéger les droits d’autrui, la sécurité publique, la défense nationale, la santé ou la morale publiques et respecter le principe de proportionnalité des restrictions à l’objectif poursuivi[14]. L’article ajoute que les juridictions sont les gardiennes des droits et libertés et qu’aucun amendement de la constitution ne peut porter atteinte aux droits et libertés. Ce qui veut dire que ces derniers sont intangibles et qu’on ne peut pas revenir sur les droits qui ont été reconnus : ce sont désormais des droits acquis !

Un des articles qui a été le plus débattu lors du processus constituant est l’article 46 qui dispose, entre autres, que l’Etat œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues. Très peu de constitutions dans le monde contiennent une pareille disposition (il y a des lois évidemment qui consacrent la parité). La formule de l’article indique une obligation de moyens et non de résultat mais des mesures décisives ont été prises pour donner effet à cette disposition[15].

La constitution contient cependant des articles plus ambigus ou contradictoires. Il en est ainsi de l’article 6 qui a fait l’objet d’un chantage en bonne et due forme entre conservateurs et progressistes.

Ainsi, s’il est dit que l’Etat garantit la liberté de conscience, il est dit en même temps qu’il est gardien de la religion (comment concilier ça avec le caractère civil de l’Etat ? et de quelle religion parle-t-on ? de l’islam religion de la majorité ou de toutes les religions ? et qu’est ce que protéger, c’est défendre ? financer ? promouvoir ? et dans tous ces cas que reste-t-il de la neutralité de l’Etat par rapport aux religions qui est le pilier de la laïcité ?)

Par ailleurs, si la liberté d’expression et de publication est consacrée dans l’article 31, l’article 6 dispose que l’Etat protège le sacré ! Mais qu’est ce que le sacré ? Et qu’est ce qui est sacré ? Et ce qui est sacré pour les uns l’est-il, forcément, pour les autres ? Il est symptomatique que la liberté de croyance n’est pas consacrée dans le chapitre 2 relatif aux droits et libertés mais dans l’article 6 qui fait partie du 1er chapitre relatif aux principes généraux : la protection de la religion et du sacré est-elle le pendant de la liberté de croyance ?

J’aborde maintenant, rapidement, la question des nouvelles institutions mises en place par la constitution de 2014 ainsi que des institutions réformées :

Commençons par ces dernières : La première c’est l’institution du Président de la République qui a désormais des prérogatives plus limitées et encadrées par rapport à ce qui était le cas avant. Le premier ministre de la constitution de 1959 est devenu un véritable Chef du gouvernement avec des compétences propres et importantes même s’il partage certaines de ces compétences avec le Président de la République et est tenu de consulter le président de l’Assemblée des représentants du peuple concernant d’autres.

Une Cour constitutionnelle est créée qui est une véritable juridiction et non pas un simple organe rattaché à la présidence comme c’était le cas de l’ancien conseil constitutionnel sous la constitution de 1959. Cette Cour sera notamment chargée de contrôler la conformité des lois à la constitution et de veiller à la protection des droits et libertés et au respect de l’Etat de droit[16].

Il y a aussi les instances constitutionnelles indépendantes (au nombre de cinq : l’instance des élections, l’instance des droits de l’homme, l’instance du développement durable et des droits des générations futures, l’instance de la communication audiovisuelle et l’instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption). Ce sont des instances indépendantes de l’exécutif et qui rendent compte de leurs travaux au pouvoir législatif. On les appelle aussi les instances de soutien à la démocratie. L’une d’entre elle a joué un rôle très important dans la transition à savoir l’instance des élections.

Il y a enfin le pouvoir local c’est-à-dire les collectivités locales territoriales. La constitution consacre une décentralisation réelle et poussée afin d’instaurer une démocratie locale qui est le pilier de toute démocratie réelle et confère aux collectivités la gestion des affaires locales selon le principe de la libre détermination. C’est une véritable révolution dans l’ordre juridique et politique tunisien dans la mesure où, pendant des siècles, la Tunisie a été un Etat centralisé ce qui a conduit à l’exclusion des régions intérieures et à la paralysie administrative et économique de ces régions[17].

Toutefois, le tableau n’est pas entièrement rose, loin s’en faut ! En effet, il faut rappeler que quatre ans après l’entrée en vigueur de la constitution, la Cour constitutionnelle n’est toujours pas en place, que seules deux instances constitutionnelles indépendantes fonctionnent (même si l’une d’entre elles, à savoir l’instance des élections, connait des difficultés de plus en plus grandes) et que les élections locales, prélude à l’application du chapitre de la constitution sur le pouvoir local, n’ont pas encore eu lieu[18].

Aujourd’hui, est ce qu’on peut dire que la constitution a servi à quelque chose concrètement ? A-t-elle changé les choses ? Le droit est-il en train de révolutionner la société ?

II.  Révolution par le droit

Les règles de droit ne changent pas la réalité du seul fait de leur édiction ou de leur adoption par une assemblée législative ou une autorité quelconque. Cependant, elles peuvent nourrir un débat et constituer une base pour le changement moyennant une dynamique sociale et une conjoncture politique favorables.

La nouvelle constitution en tant que norme suprême dans l’Etat et en tant que pierre angulaire de tout le système juridique commence, lentement mais sûrement, à impacter tout l’ordre juridique mais également le discours et la culture politique, naturellement chez la nouvelle classe politique mais aussi chez les citoyens. On peut affirmer qu’elle est en train de devenir l’alpha et l’oméga du débat politique dans le pays. Ceci permettra l’enracinement de l’idée de la référence au droit, au contrat social et politique passé par les citoyens entre eux et avec les gouvernants, ainsi que la consolidation de l’idée de l’Etat de droit et de la primauté du droit: donc de la rupture avec l’arbitraire et du pouvoir illimité d’une personne.

Ensuite : le processus constituant tunisien a été l’occasion de débattre sur un nombre important de questions sociales et politiques, débat qui se poursuit toujours alors que la constitution est en vigueur. Le nouveau droit a permis à la société tunisienne de se révéler à elle-même comme jamais auparavant[19], de débattre de questions longtemps considérées comme tabous, questions ignorées ou occultées. Ce débat, même s’il n’est pas encore clos, laisse entrevoir de nouveaux horizons. Au nombre de ces questions :

  • Le rapport entre religion et droit (la question de la laïcité: l’État civil)

La question n’est pas encore définitivement tranchée mais on constate aujourd’hui l’existence de deux camps : les progressistes qui sont clairement pour un état civil où la religion relève du for intérieur et les conservateurs pour qui la religion doit jouer un rôle important dans l’espace public voire devenir source du droit (source formelle en plus d’être source matérielle). Le débat n’est pas encore clos mais on peut dire que la montée du camp conservateur a atteint son apogée et que maintenant elle a subi un coup d’arrêt pour des considérations politiques nationales et régionales. Il s’ensuit un recul des thèses théocratiques cherchant à imposer la charia comme source de la législation.

  • Le rapport entre femme et homme (la question de l’égalité)

Le débat occasionné par le processus constituant a permis aux femmes d’émerger en tant qu’acteur social de premier ordre. Les femmes poussent les défenseurs des thèses inégalitaires dans leurs derniers retranchements. Pour la première fois depuis 1956 le débat sur l’égalité successorale prend une grande ampleur amenant le Président de la République à créer une commission chargée des libertés individuelles et de l’égalité et laissant entrevoir la possibilité de trancher ce débat en faveur de l’égalité en matière de successions (qui est l’une des rares survivances du droit musulman en matière de statut personnel tunisien)[20].

 

  • Le rapport avec les minorités et les communautés (religieuses, ethniques, linguistiques, communauté LGBT) : (la question de la diversité, du rapport à la différence et de l’acceptation de l’autre) : Par exemple, avant la révolution personne n’imaginait la constitution d’une association qui défend les droits de la communauté LGBT, personne n’imaginait un débat sur l’article 230 du code pénal (qui criminalise l’homosexualité et la punit de prison). La campagne menée par la société civile et certaines personnalités nationales a été d’une envergure inégalée même si sur le plan du droit, les choses restent en l’état pour le moment.

 

  • Le rapport avec l’autre Tunisie, la Tunisie profonde, la Tunisie rurale, la Tunisie déshéritée : (la question de la décentralisation, des régions intérieures, du pouvoir local, de la démocratie locale, d’un modèle de développement différent) : La révolution a permis à cet autre visage de la Tunisie de se montrer : dans la rue d’abord (les manifestations), dans les organes politiques (Assemblée, Gouvernement, Présidence de la République dans le cas de Moncef Marzouki, seul chef d’Etat tunisien à ce jour qui ne soit pas issu de la région du Sahel ou de Tunis) mais surtout dans les médias.

Par ailleurs, la constitution, ou plutôt le débat public sur la constitution a permis la naissance d’une société civile diverse et active qui a donné naissance à une mobilisation citoyenne (constitution de centaines si ce n’est de milliers d’associations, manifestations, débats publics, débats médiatiques) : ce qui est en soi un acquis très important.

Par ailleurs, la liberté d’expression sort comme le plus grand gagnant du séisme révolutionnaire. La liberté de la presse est grande et réelle aujourd’hui en Tunisie même si les tentatives de la museler ou du moins de l’orienter n’ont pas disparu[21]. Mais les langues se sont déliées et de manière définitive : Qui délivre le mot, délivre la pensée disait Victor Hugo.

De ce droit « originaire » si j’ose dire, nait un droit dérivé qui lui est conforme et qui supplante l’ancien droit : Loi sur la lutte contre la violence faite aux femmes y compris le harcèlement sexuel, création d’une instance nationale pour la prévention de la torture (2013), abrogation d’une circulaire administrative qui interdisait le mariage des tunisiennes avec des non-musulmans, amendement du code de procédure pénale pour permettre aux personnes arrêtées d’avoir recours à un avocat dès leur arrestation, pluralisme politique : 201 partis politiques (même si ce n’est pas forcément un signe de bonne santé politique), pluralisme des médias et liberté d’expression aussi bien des médias que des citoyens.

En conclusion, je dirai que la constitution n’est pas parfaite (quelle constitution au monde l’est ?), que certains textes juridiques infra constitutionnels sont inégalitaires et anachroniques, qu’il y a encore des velléités chez les gouvernants de revenir sur certains acquis mais qu’il s’est passé quelque chose de très important en Tunisie depuis 2011 : le peuple a compris que le véritable pouvoir réside en lui et ça change tout !

[1] Voir Ghazi Gherairi, « La Constitution de la IIe République : Clartés et ombres », dans le journal Leaders, à l’adresse suivante : http://www.leaders.com.tn/article/13304-la-constitution-de-la-iie-republique-clartes-et-ombres

[2] Dans son ouvrage « La constitution des Athéniens ».

[3] Ghazi Gherairi, article cité.

[4] Ibidem.

[5] Voir à ce propos, parmi une riche bibliographie, l’article de Tania Abbiate, « Le processus constituant participatif tunisien : Quelles leçons pour le modèle constitutionnel participatif », dans le journal Metalaw, à l’adresse suivante : http://metalaw.lead.org.tn/2017/03/31/le-processus-constituant-participatif-tunisien-quelles-lecons-pour-le-modele-constitutionnel-participatif/

[6] Mais aussi en France et en Italie pour rencontrer des membres de la diaspora tunisienne.

[7] Une liste de ces propositions est disponible sur le site de l’Assemblée des représentants du peuple (qui a succédé à l’Assemblée nationale constituante) : http://www.arp.tn/site/main/AR/docs/archive_anc.jsp

[8] Voire le rapport du Centre Carter.

[9] Nous développons cette idée dans un article qui va paraitre dans un prochain numéro de la revue Arab Law Quarterly.

[10] Harith Al Dabbagh, « Le printemps arabe et l’évolution des rapports Islam-Etat : L’exemple de l’Egypte et de la Tunisie », (2013) 47 RJTUM 65-100p. 88.

[11] Ibidem.

[12] Ghazi Gherairi, article cité.

[13] Avec la précision qu’il n’y a pas de constitution propre au Québec en tant que province. La Constitution canadienne (comprenant plusieurs textes et les principes de la common law) s’y applique.

[14] Ghazi Gherairi, article cité. Cet auteur considère l’article 49 comme l’un des plus importants de la nouvelle constitution.

[15] Notamment en ce qui concerne les élections locales en introduisant l’alternance horizontale (en plus de celle verticale déjà prévue) qui permettra d’accroitre sensiblement le nombre de femmes élues aux conseils municipaux. Voir : http://maghreb.unwomen.org/fr/actualites-evenements/actualites/2016/06/tunisie-parite-horizontale-et-verticale

[16] Voir notre article : https://www.constitutionnet.org/news/tunisian-constitutional-court-center-political-system-and-whirlwind

[17] Sur cette question, consulter notre article : http://www.constitutionnet.org/news/law-local-and-regional-elections-step-towards-local-democracy-tunisia

[18] L’instance des élections a fixé la date du 8 mai 2018 pour l’organisation de ces élections.

[19] Les idées développées dans la suite du texte ont servi de base à un article que nous avons publié dans le journal Huffpost (Maghreb) : « Ce que les Tunisiens doivent à la révolution »: http://www.huffpostmaghreb.com/nidhal-mekki/ce-que-les-tunisiens-doivent-a-la-revolution_b_18979620.html

[20] Il semblerait que la Commission, qui remettra son rapport au Président de la République le 20 février 2018, aurait opté pour le libre choix de la femme sur cette question.

[21] On consultera avec un grand intérêt à ce propos le rapport du thinktank Crisigroup sur les risques de dérive autoritaire en Tunisie : https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/north-africa/tunisia/180-endiguer-la-derive-autoritaire-en-tunisie